Baalbeck/Beyrouth/Alep 1975, Genève 2010.
C’est à Alep en Syrie, ma ville de naissance, plus ancienne cité au monde toujours habitée, sur les routes de la soie et des épices, ville de longue et forte tradition commerçante, cosmopolite et amatrice de gastronomie, qu’est produit le fameux savon éponyme.
Au pied de sa citadelle multimillénaire, s’étend le souk d’Alep, marché couvert, vaste labyrinthe de 13 kilomètres de voies, bordées de boutiques, organisé par corps de métiers et par quartiers appelés “Khans”.
Dans le Khan el-Saboun, quartier des savonniers, mes arrières grands parents paternels tenaient en famille un commerce de friperie en gros. Les habits usagés qui étaient reçus en vrac dans des balles en provenance des Etats-Unis, étaient lavés, retouchés, reprisés et repassés avant d’être reconditionnés pour la vente. La proximité des fabricants de savons a dû certainement contribuer au choix de l’emplacement de l’entreprise.
J’avais 10 ans lorsqu’en 1975 fuyant le début de la guerre au Liban nous revînmes en famille nous installer pour un an à Alep. Durant cette longue année où je ne fréquentais aucune école, de longues promenades à pied avec mon père nous menaient souvent dans ce quartier où durant plusieurs visites j’ai pu voir les différentes étapes de la fabrication de ce savon, ancêtre reconnu de tous les autres.
Tous les ingrédients et procédés de fabrications sont restés immuables et strictement respectés.
Le savon est préparé dans d’énormes chaudrons en cuivre, dans lesquels mijotent huile d’olive, eau, et soude issue de cendres végétales. Vers la fin du processus de saponification, de l’huile de baies de lauriers est rajoutée constituant ainsi son parfum unique tout autant que son unique parfum officiel. C’est la part d’huile de baies de lauriers, traditionnellement entre 5 et 30 %, qui influe le plus sur la qualité supposée et le prix du savon.
Les cuves contenant le liquide vert sont alors renversées dans d’immenses salles recouvertes de parquets étanchéifiés, sur une épaisseur de 10 cm. Au bout d’un jour, le liquide se solidifie, et les ouvriers chaussant de larges sandales en bois, plats et ne marquant pas la surface, découpent le tapis de savon à l’aide de râteaux équipées de lames, d’abord en bandes verticales puis horizontales qui forment ainsi des milliers de savons de 7 cm de côté.
Chaque savon est alors frappé du sceau du fabricant, puis emmené aux étages de séchage où les savons sont montés en tours ou pyramides, avec des interstices entre chaque pour favoriser la circulation de l’air. Six mois à 1 an de ce séchage sont encore nécessaires pour finaliser le savon qui de vert devient brun puis marron de plus en plus clair et aux contours irréguliers.
Le savon d’Alep était le détergent universel en ce temps là, non seulement à Alep mais dans tout le Moyen Orient.
Il tenait le rôle tout à la fois de savon pour les mains, pour le corps, de shampoing, de lessive après avoir été râpé, de liquide vaisselle et de produit d’entretien de la maison.
Bref, tout ce qui était propre sentait le savon d’Alep !
Enfants, on y sculptait même des cendriers à la cuillère pour la fête des mère qui complétaient ainsi joliment les colliers de perles en pois chiche, enroulés de feuilles de raphia colorés.
La manipulation de ce savon était un exercice particulièrement difficile pour les enfants : Gros, surtout aux débuts de son utilisation, il “roulait” difficilement dans les paumes des mains et s’en échappait souvent. Anguleux, il était presque douloureux quand il frottait la tête ou le corps. Mal dosé ou séché, il pouvait piquer fortement les yeux.
Il en allait tout autrement quand nous allions chez ma tante paternelle à Beyrouth.
Elle était mariée à un Arménien d’Iran qui opérait comme banquier avec ses propres fonds et était consul honoraire d’Iran au Liban. Ils habitaient dans un bel appartement de Kornet-Chahwan, sur les hauteurs très prisées de la classe aisée libanaise, avec une large vue imprenable sur la mer et la baie de Beyrouth. Chez eux, outre les luxueux tapis, la vaisselle dorée, les statuettes antiques, les tableaux de maîtres, à mes yeux d’enfants, ce qui faisait la vraie différence avec notre petite maison de Baalbeck c’était que chaque chose, chaque partie du corps avait son propre nettoyant.
Il y avait surtout, dans la salle de bain, sur le lavabo en émail, le savon, le savon Camay !
Il était sans angles ni aspérités, tout en rondeur, doux, d’une couleur évoquant à la fois les roses et la peau nette, il tenait bien en main, et son parfum représentait pour moi le symbole et le summum du luxe.
Je me rappelle aller plusieurs fois dans la salle d’eau, sans raison valable, me laver les mains avec, puis les respirer profondément…
Genève 2010.
L’odeur du savon Camay continue toujours à me faire un effet particulier. Le cerveau reptilien, enfoui tout au fond de notre crâne est particulièrement sensible à l’odorat et garde un souvenir très long des parfums. En quelque sorte, j’avais là ma madeleine de Proust. On ne trouvait plus cette marque en France mais j’ai pu encore m’en procurer quelque temps en Suisse où je travaillais. Le savon d’Alep lui connaissait depuis une décennie un succès international incroyable et on le trouvait de partout, sur tous les catalogues, de produits de beauté, naturels, bios, de soins, jusque dans les pharmacies les plus reculées.
Un soir où j’avais besoin d’acheter du savon, et m’étais rendu au supermarché du coin. Je me dirigeais vers les rayons des cosmétiques, où soit dit en passant on trouve de moins en moins de savons durs. Le savon Camay en paquet de 6 et le savon d’Alep sous plastique étaient présentés sur une même étagère. Les six étaient vendu moins chers que le savon unique !
J’ai traîné et hésité un très long moment devant le présentoir. Le sort de ces deux produits, ici, côte à côte, me faisait sourire et réfléchir sur la destinée des choses et des êtres, sur leur valeurs intrinsèques et celles que l’on ressent ou qu’on y investit.
Ce jour là, je ne sais plus lequel j’ai fini par acheter…
Quelques liens pour se mettre dans l’ambiance :
Souk d’Alep : https://en.wikipedia.org/wiki/Al-Madina_Souq
Citadelle d’Alep : http://www.romeartlover.it/Aleppo1.html
J’aimerais bien savoir quelle destinée tu as choisi
Si j’ai oublié, c’est que ce n’était pas important-ou bien l’était-ce trop ?
Aujourd’hui j’utilise les 2 (même si Camay n’est plus distribué 😉).